La conservation des jeux vidéo : une problématique méconnue et particulière

Carte - SonicAu premier abord, la conservation de productions vidéoludiques peut apparaitre comme une question de peu d’intérêt archivistique : la préservation de cette mémoire ne semble avoir qu’un faible intérêt (autant pour des besoins techniques et juridiques que pour des questions historiques et patrimoniales), et les moyens de conservation sont a priori les mêmes que pour la conservation d’autres données électroniques.

Le jeu vidéo se retrouve alors dans la même situation que le cinéma à ses débuts : considéré comme un simple objet de consommation, peu d’attention est portée à sa conservation – qui se révèle également compliquée d’un point de vue pratique, les nouveaux supports nécessitant des besoins de conservation encore inconnus. Les spécialistes de l’histoire du cinéma estiment généralement qu’environ 80% des bobines des 15 premières années du cinéma ont ainsi été définitivement perdues. Le risque est donc grand pour le jeu vidéo de suivre la même voie.

Or, conserver l’histoire de ce média récent présente en réalité bien des intérêts. De plus, ce travail de conservation ne peut parfois être accompli que par des procédés particuliers, différents des méthodes de conservation de données électroniques, de plus en plus développées ces dernières années. Ces procédés spécifiques au jeu vidéo, principalement l’émulation, s’est également révélé être à la base d’une pratique particulièrement originale de conservation mémorielle.

Les nécessités d’une conservation des jeux vidéo

Aujourd’hui, le marché du jeu vidéo constitue un secteur économique important. Ainsi, il représente en France environ 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires[1]. Face à de telles sommes, les tensions juridiques sont parfois grandes dans le milieu vidéoludique. De plus, loin des temps où les créateurs de jeux n’étaient pas reconnus comme auteurs, la quasi-totalité des pays reconnaissent désormais que les cadres juridiques habituels de la propriété intellectuelle s’appliquent également au jeu vidéo. Par conséquent, il est devenu nécessaire de conserver tous les documents de travail et les productions définitives permettant de prouver les droits des créateurs, autant les droits patrimoniaux que les droits moraux.

L’archivage des jeux vidéo permet également de répondre à des nécessités techniques. En effet, ces dernières années ont vu naître un engouement du public pour des jeux anciens, incitant de nombreux éditeurs à ressortir leurs anciennes productions sur de nouveaux supports électroniques (consoles de jeux récentes, ordinateurs). Pour ce faire, ceux-ci ont en général directement recourt aux données numériques du jeu original, avant de les réadapter pour ces supports. On retrouve ici l’idée de conservation de la mémoire technique d’une société, activité de plus en plus développée par les entreprises du secteur secondaire.

Or, pendant les premières décennies du jeu vidéo, il n’était porté que peu d’attention à la conservation à long terme des données numériques. Cette lacune était principalement due au fait que ces jeux n’étaient considérés que comme de simples biens de consommation, devenant inutiles dès que de nouvelles productions plus performantes les rendaient commercialement obsolètes. C’est le cas de la société Taito Corporation – aujourd’hui filiale de Square Enix Company – qui a voulu en 2005 rééditer ses anciens succès de bornes d’arcade sur des supports modernes, mais n’en avait pas conservé les codes-sources. Paradoxalement, la société a pu les rééditer en récupérant les formats ROM de ces données, mis en ligne par des pirates dans le but de jouer en émulation (principe expliqué plus loin) sur le logiciel MAME.

L’enjeu patrimonial de la conservation des jeux vidéo n’est également pas à négliger. Parfois élément de contre-culture, parfois objet intégré à une culture de masse, le jeu vidéo constitue une part importante de la culture et des pratiques culturelles actuelles, notamment de la culture populaire. Il est donc nécessaire de conserver les traces de cette pratique.

Plusieurs initiatives d’exposition du jeu vidéo en musées ont vu le jour ces dernières années, valorisant son aspect patrimonial. Ainsi, le Museum of Modern Art de New York a acquis en novembre 2012 quatorze jeux vidéo, les consoles qui supportent ces jeux et leurs codes sources – afin de pouvoir les adapter aux futures technologies. En parallèle, des musées entièrement consacrés aux jeux vidéo voient le jour : le Computerspielemuseum fondé en 1997 à Berlin, le Musée du jeu vidéo installé 2010 au sommet de la Grande Arche de La Défense ou le Musée du jeu vidéo à Sherbrooke, au Québec, également ouvert en 2012.

De plus, bien qu’il s’agisse encore d’un champ de recherche marginal, de plus en plus d’études en sciences humaines et sociales se penchent sur le média vidéoludique. Ce domaine de recherche émergent s’organise petit à petit dans de grands axes, comme les Games Studies aux États-Unis, voire dans des laboratoires spécialisés, comme le laboratoire Jeux Vidéo : Pratiques, Contenus, Discours de l’ENS de Lyon.

Un mode de conservation particulier

L’archivage de jeux vidéo pose un certain nombre de problèmes spécifiques à ce domaine, qu’il n’est pas aisé de résoudre. Se pose notamment la question du choix des éléments à conserver : le support ou les données ?

La conservation des supports d’origine (consoles, CD-Rom, cartouches) est limitée par leurs capacités de résistance physique, aspect généralement oublié lors des travaux originaux de conception. Ainsi, la durée de vie d’un CD-Rom est en moyenne de 10 ans, celle d’une cartouche de 20 à 25 ans. Quant aux consoles, cette durée varie en fonction de la conception et de la complexité de ses composants électroniques. Il est bien entendu possible de mettre en place des procédures de conservation spécifiques : protection contre les variations de température, contre les éléments extérieurs (lumière, eau, microparticules polluantes), etc. Mais ces procédures, outre le fait qu’elles soient parfois chères à mettre en place, ne permettent d’augmenter la durée de vie de ces éléments que de quelques années.

La meilleure solution semble donc de conserver avant tout les données, au détriment des machines et des supports. Pour faire cela, il est nécessaire de recourir au procédé d’émulation. L’émulation consiste à remplacer un élément de matériel informatique – tel un ordinateur ou une console – par un logiciel qui reproduit exactement les mêmes fonctionnalités sous forme de programme binaire. Ainsi, ce logiciel « émulateur » extrait les données du support d’origine, et les transforme en un format lisible sur une machine plus récente et non sujette à des problèmes d’obsolescence – généralement un ordinateur.

Ce procédé peut se rapprocher de la migration : comme pour la migration, le but de l’émulation est de continuer de pouvoir lire un programme informatique dont le support d’origine peut devenir obsolète. Cependant, contrairement à la migration, l’émulation de ce programme conserve le code d’origine en tant que base de cette création originale. Il permet donc de conserver l’ensemble du processus créatif, y compris les aspects non visibles extérieurement.

Cartouche de Game Boy Color
Cartouches de Game Boy Color

Un travail de conservation pris en charge par la communauté des joueurs

L’essor de l’émulation s’est accompagné d’une prise de conscience par les joueurs utilisant ce procédé des possibilités de conservation ainsi offerte. Nombre d’entre eux ont alors commencé à regrouper et à présenter en ligne des jeux anciens – parfois de manière illégale lorsque ceux-ci étaient rendus ainsi jouables – ainsi que d’importantes bases de données sur ces jeux. A une époque où très peu d’attention était accordée à la conservation des jeux vidéo, ces « musées amateurs » ont bien souvent permis de conserver des productions dont une bonne partie aurait probablement définitivement disparu – comme le montre l’exemple des jeux d’arcade de Taito Corporation précédemment cité. De façon originale, c’est donc la communauté des joueurs elle-même qui a pris en charge la conservation de cette mémoire, se l’étant ainsi réappropriée comme sa propre mémoire.

Depuis, plusieurs institutions officielles exercent également ce travail de conservation de l’histoire vidéoludique. On peut notamment mentionner le département Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France, qui conserve un grand nombre de titres et de machines au titre du dépôt légal, et mène régulièrement des actions de valorisation de ces collections. De même, un projet dénommé National Videogame Archive se met en place en Angleterre, et serait situé au National Media Museum de Bradford. Mais les initiatives particulières de joueurs continuent d’exister, constituant toujours des acteurs majeurs de cette activité de conservation, à l’exemple des associations MO5[2] et WDA[3] qui continuent de préserver et de diffuser au public le patrimoine numérique, machines et jeux.

Sébastien Menu


[1] Audition du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) par la mission ministérielle Culture-acte2.

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