Le processus de création artistique, qu’il soit littéraire, plastique ou encore cinématographique dépend de l’influence qu’ont les structures, les faits divers (etc.) sur l’environnement direct du créateur. Dès lors on peut considérer que chaque œuvre contient une part de la société à laquelle elle appartient et donc une critique de celle-ci.
Les forces de l’ordre sont souvent présentes dans les films français en général. Son image varie d’une brève apparition pour déterminer un cadre à la société, montrer une partie des institutions pour ancrer l’œuvre dans l’époque où le film se passe, à un personnage principal policier dont l’action est au centre du film. Dans le premier cas, il s’agit de recadrer le contexte général : l’apparition d’un policier faisant la circulation, ou tout simplement une contravention filmée en gros plan suffit aux spectateurs pour penser aux forces de l’ordre. Ces forces de l’ordre apparaissent, quand il s’agit d’un bref passage ou d’un sous-entendu, comme une force de contrôle, parfois de répression, dans le cadre du film. Par leurs costumes elles indiquent la période du film, mais aussi le lieu géographique, que ce soit la campagne ou la ville. Quand le policier/gendarme tient un rôle de second plan, et non plus de figurant, son action se précise et s’intensifie, il apparaît comme étant à la recherche d’une vérité, empiétant sur la libre action des personnages principaux. C’est le cas notamment dans Le Clan des Siciliens (1), Roger Sartet (Alain Delon), tueur de deux policiers est poursuivi par l’inspecteur Le Goff (Lino Ventura). L’inspecteur piétinera pendant toute son enquête. On le voit à trois reprises dans le film, c’est-à-dire au début, au milieu et à la fin. Son rôle consiste à donner le cadre dans lequel agit la police, mais aussi de montrer son impossibilité à agir contre un réseau structuré. Pour prendre un second exemple, dans La Piscine, un autre film avec Delon, l’inspecteur Lévêque (Paul Crauchet) n’arrive qu’à la fin du film, dans les 20 dernières minutes, pour interroger le coupable et essayer de résoudre l’affaire, chose à laquelle il échoue. Dans ces deux films, les personnages secondaires policiers sont soumis une action neutre, influençant peu ou pas le film. Leur rôle est un rappel à l’ordre sur la moralité du film. Dans le cas où le héros principal est un représentant des forces de l’ordre aucune constante n’est présente. Le héros peut aussi bien être un personnage droit comme dans Maigret tend un piège (2), affrontant sa hiérarchie ou respectant son code d’honneur à la lettre comme dans Adieu Poulet (3), ou alors avoir une idée et des méthodes bien à lui pour combattre le crime : Les Ripoux de Claude Zidi, tourné en 1984, met en scène Philippe Noiret dans le rôle de René, un policier dont le but est de contrôler le crime en le taxant plutôt que de le combattre. Le policier en tant que rôle principal est donc divers et varié selon le panel d’acteurs étudiés. En revanche on constate que les acteurs incarnant souvent le rôle d’agents des forces de l’ordre construisent leur personnage d’une certaine manière et dès lors une constante apparaît. On peut citer Jean-Paul Belmondo et sa série de films où le personnage central est un policier actif, avec des répliques cinglantes, ou encore Lino Ventura, avec ses postures notamment dans le passage du Clan des Siciliens où il dit « donnez moi du feu » à ses collègues, alors qu’il ne fume plus, le personnage principal policier est entouré d’une sorte d’aura colérique, mystérieuse. Cette aura peut laisser place à une véritable colère, comme lorsqu’il s’emporte contre son collègue (Patrick Dewaere) dans Adieu Poulet. Contrairement à cela, le personnage de Maigret interprété par Gabin, ne montre pas sa colère et sait rester impassible.
Tous ces policiers/gendarmes et les images qu’ils renvoient apportent au spectateur un imaginaire de la fonction de police et répond à leurs attentes. On note une correspondance avec la société, et les films font appel directement à la culture quotidienne du spectateur. Cette discussion entre le spectateur et le cinéma passe par le réalisateur, il met en scène une critique qui lui tient à cœur. On pourrait catégoriser ce but en deux parties : une critique directe du système en l’attaquant avec des films ayant des sujets sérieux et réalistes, une critique comique visant à faire passer un message en ridiculisant un personnage. Ces deux catégories visent à montrer ce que le spectateur sait déjà mais de manière différente. Pour prendre un exemple concret il suffit d’évoquer la violence policière. Dans Pinot simple flic (4) Marylou, toxicomane et dealeuse s’étant fait arrêter par Pinot se retrouve dans les geôles du commissariat et se fait agresser sexuellement par d’autres policiers, on note que cette critique intervient dans un film jugé comique. Dans Les Ripoux François (Thierry Lhermitte) mène un interrogatoire sur un fou, ce dernier se jette contre les murs, dès lors René intervient, lui dit qu’il ne faut pas laisser de trace et montre le moyen pour le faire : un coup de bottin téléphonique sur la tête. Cette image de la violence policière lors des interrogatoires est un lieu commun à de nombreux films mettant en scène les forces de l’ordre. Le spectateur ne vient pas pour voir ces scènes, mais pour en avoir une représentation, innovante si possible, tout en répondant aux critères sociaux de véracité concernant les méthodes de la police. La plupart des spectateurs n’ont jamais eu à subir d’interrogatoire, dès lors ce lieu commun leur permet d’imaginer comment se déroule ce dernier et de l’assimiler à la mythologie du policier/gendarme. D’autre part, une fraction des réalisateurs ont une vision plus engagée du cinéma et proposent une critique féroce de la police. La fiction de gauche transforme le policier. Pour reprendre les termes de Yannick Dehée :
« Le policier devient un personnage négatif aux penchants mal contrôlés pour le sadisme, le voyeurisme et la manipulation, que le pouvoir utilise ou protège avec cynisme à des fins politiques » (5)
Ce courant s’illustre dans un premier temps par le film d’Yves Boisset Un condé (1970) dans lequel l’on voit un policier décidé à faire justice par lui-même, écœuré par le système. Le policier est ici représenté comme déviant, contrairement aux films où il lutte contre sa hiérarchie ou la politique corrompue : dans la fiction de gauche, le policier n’hésite pas à franchir la barrière du bon héros qui agit dans un cadre moral. Cette vision de l’autorité est contestée dès le départ par le Ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin qui demande la censure. Il convient de préciser que la fiction de gauche n’est représentée que par quelques réalisateurs : Chabrol (Nada, 1974), Costa-Gavras (L’aveu, 1970). Outre ces films politiques vecteurs d’une image particulière de la police, le succès du film est aussi dû à l’image qu’il retransmet. L’image du policier, si le succès n’est pas que ponctuel, peu donner lieu à une véritable marque de fabrique; c’est le cas pour les séries de films telles que Maigret, de nombreuses fois portées sur le grand écran. Le commissaire Maigret est notamment interprété par Jean Gabin, Maigret tend un piège, Maigret voit rouge (6). Dans ce cas là le personnage est fixé directement car il est issu d’un roman. Maigret est un homme d’une cinquantaine d’années, censé être proche de la retraite. Dans Maigret tend un piège, tournée en 1957, Maigret se pose comme observateur, personnage posé qui regarde la société. Une série de films peu aussi être le fait d’une identification liée à l’acteur. Quand les spectateurs vont voir un film de Jean-Paul Belmondo, ils s’attendent à voir un policier cow-boy, qui n’hésitera pas à affronter sa hiérarchie ni à s’investir dans des scènes d’action et de cascades spectaculaires, bien que parfois inutiles, on notera la scène de fin de Peur sur la ville (7) dans lequel le commissaire interprété par Belmondo utilise un hélicoptère pour enfoncer la fenêtre d’un immeuble au 17e étage où le terrible Minos tient en otage plusieurs personnes dont une enfant. Cette marque de fabrique de Belmondo se retrouve dans nombre de ses films. Cascades, bagarres, ligne de conduite plus ou moins morale où la fin justifie les moyens sont des caractéristiques directes du policier interprété par cet acteur.
Outre le succès de ces films, qui vont en déclinant plus on avance dans le temps, Belmondo est un acteur qui fait vendre ; c’est un succès commercial, on retrouve des tasses et autres objets à son effigie. Par conséquent ces films sont d’abord une œuvre avec Belmondo plutôt qu’un film sur tel ou tel sujet. Les affiches de ses film en témoignent : le nom de l’acteur est écrit en haut ou en bas de l’affiche, en caractères aussi gros, voire plus, que le titre du film (8). Vient ensuite un dessin réaliste de l’acteur, habillé de manière décontractée : jean, veste en cuire, qui disparaitra avec le temps au profit du t-shirt blanc laissant la musculature saillante du héros apparaître. La posture est celle d’un homme d’action, le revolver la main, tirant ou en position de tire en direction du spectateur. Si le personnage est désinvolte on trouvera Belmondo avec le cigare à la bouche, béret ou chapeau sur la tête. L’affiche est un véritable synopsis pour le spectateur. Il sait dès qu’il la voit le rôle que jouera Belmondo. C’est une charte entre le film et le spectateur, celle-ci fonctionne bien puisqu’elle est en application sur une dizaine de ses films où il joue un policier : Le Guignolo, Le Professionnel, Le Marginal (9) Le film avec Jean-Paul Belmondo est donc adapté et spécialement conçut pour lui :
« J’ai eu des embrouilles avec Belmondo sur un sujet, assez bon roman dont le personnage avait été obligé de s’exiler et retrouvait sa femme alcoolique. Il est apparu dès la première minute de la discussion que Jean-Paul n’accepterait pas de partager la vie d’une femme alcoolique. Parce qu’il deviendrait un anti-héros. C’est très bloquant quand on a une histoire à écrire. Le producteur passe avec armes et bagages du coté de sa star, le metteur en scène tient huit jours puis cède, lui aussi, et le plus beau personnage du roman est éjecté. »(10)
Cette citation d’Audiard au sujet de l’écriture du scénario du film Le professionnel tiré du roman Mort d’une bête à la peau fragile de Patrick Alexander, met en avant la singularité du personnage de Belmondo. Il donne une vision de la police, et tend à la garder et à la transmettre de films en films. Ce contrat entre le spectateur et l’acteur se retrouve aussi dans les séries de films en suite directe, c’est-à-dire reprenant l’histoire d’un héros, et dont l’évolution est perceptible films après films, à l’opposé des Maigret avec Jean Gabin dont chaque enquête ne fait pas allusion à la précédente. L’un des grands succès des années 1960 est Le gendarme de Saint-Tropez (11) sorti en 1964 et qui sera suivi de cinq autres opus. Il est le grand succès cinématographique de cette l’année ; grande surprise puisque l’acteur principal Louis de Funès n’avait jamais eu de rôle principal. La réussite de ce film peut s’expliquer en plusieurs points. Il correspond d’abord à une critique comique de la société, il joue sur le décalage du gendarme Cruchot joué par de Funès qui passe de la campagne à la ville de Saint-Tropez où les mœurs ne sont plus du tout les mêmes. Outre le coté gendarme, Cruchot est aussi père d’une fille, il s’intègre directement au cadre familial et montre son désarroi face à l’évolution de la jeunesse. De la campagne à la ville, le gendarme passe de la poursuite d’un voleur de poule à la chasse au nudiste. Ce décalage plait au public, bien que dans un premier temps l’écho ne soit pas favorable du coté de la gendarmerie, le film a un tel succès que plusieurs suites sont prévues. Evidement d’autres films décident de jouer sur la même vague tel que Sacré gendarme de Bernard Launois (1979), mais ces derniers n’ont pas autant de succès ce qui montre que l’image ne correspond pas ou que le décalage est trop poussé pour que le film soit compris ou trouvé drôle.
L’image des forces de l’ordre dans le cinéma français est donc multiple. Elle est le fait des acteurs, mais aussi des spectateurs qui choisissent de cautionner le film ou non et donc de permettre une suite de films du même acabit.
- Henri Verneuil, 1969.
- Maigret tend un piège, Jean Delannoy, 1957.
- Lefèvre est interprété par Patrick Dewaere, il joue le rôle d’un inspecteur dont le supérieur est Lino Ventura (Verjeat). La discution commence alors que Lefèvre explique à Verjeat qu’il s’inquiète pour lui. – Lefèvre :
« Vous marchez encore à un tas d’truc bidon : l’honneur, le devoir… ça fais des siècles que l’on se fait entuber pour ces conneries là. »
- Gérard Jugnot, 1984.
- « Les mythes policiers du cinéma français », voir bibliographie.
- Gilles Grangier, 1963.
- Henri Verneuil, 1975.
- Voir l’annexe avec les affiches des films du corpus.
- Le Guignolo, Georges Lautner 1980 ; Le Professionnel, Georges Lautner, 1981 ; Le Marginal, Jacques Deray, 1983
- Cité dans : Dehée Yannick, Mythologies politiques du cinéma français.
- Jean Girault est le réalisateur des 6 épisodes